Les Papiers de l’ORC (1)

Quelles pistes pour mieux rémunérer les artistes ?

Faibles revenus, statut professionnel flou, accès limité aux assurances sociales : la rétribution des artistes cristallise de nombreux enjeux. Tour d’horizon des débats en cours.

25.6.2025

Avec cet article, l’Observatoire romand de la culture inaugure de « Les Papiers de l’ORC », une nouvelle série de publications thématiques destinées à prolonger et à mettre en perspective les résultats des études menées par l’équipe de recherche. Ce format propose des éclairages sur des problématiques du secteur culturel en Suisse romande.

Ce premier article s’attache à la question de la rémunération des artistes, un thème mis en évidence dans l’étude de l’ORC « Parcours des artistes en Suisse romande : Ressources et étapes clés ». Vous y trouverez un état des lieux de la situation en Suisse romande, ainsi que les interviews d’Annie Serrati, coordinatrice d’Inarema, dispositif visant à promouvoir une rémunération plus équitable pour les artistes professionnel·les des musiques actuelles et des arts visuels dans le canton de Genève, et de Marine Magnin, directrice de Meriweza, coopérative de salariat basée à Genève.

État des lieux en Suisse romande

L’étude de l’ORC « Parcours des artistes en Suisse romande : ressources et étapes clés » consacre un chapitre à la répartition des revenus des créateur·ices romand·es. Les données, récoltées auprès de 600 personnes, dénotent deux tendances opposées : 35% des répondant·es tirent leurs revenus majoritairement de leurs activités artistiques, et 37% n’en obtiennent qu’un gain accessoire. Ainsi, relève l’enquête, les parcours professionnels se caractérisent fréquemment par la pluriactivité, alternant ou combinant pratique artistique et autres métiers. L’un des facteurs déterminants de cette pluriactivité réside dans le faible niveau du revenu provenant des activités artistiques.

En parallèle, les démarches administratives (démarchage, demandes de subventions, contrats, assurances sociales, comptabilité, entre autres) constituent un défi majeur pour les artistes, quel que soit leur niveau d’expérience. Ainsi, 85 % des répondant∙es dénoncent le manque de rétribution de ce travail, tandis que 82 % estiment que les instances publiques et administratives ne tiennent pas suffisamment compte des réalités spécifiques à leur métier d’artiste. Le manque de temps pour ces démarches (74 %) et leur complexité (66 %) sont également des obstacles fréquents.

Longtemps restée taboue, la question de la rémunération des artistes a été mise en lumière par la crise du Covid. Depuis, cette thématique complexe a fait l’objet de plusieurs recherches. En 2021, le sondage sur les revenus mené par Ecoplan, mandaté par la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP), a établi que « 60 % des travailleur·euses professionnel·les de la culture vivant en Suisse gagnent moins de 40 000 francs par an. » L’étude relève par ailleurs que leurs salaires stagnent et demeurent inférieurs à ceux de la population active, même à taux d’activité équivalent. En 2023, un nouveau rapport d’Ecoplan sur la « Situation des acteur·ices culturel·les après la pandémie » arrive à une conclusion sans équivoque : si les mesures de soutien ont permis « d’éviter le pire » pendant la crise sanitaire, « le revenu médian des acteur·ices culturel·les reste à un niveau très bas par rapport à celui de l’ensemble de la population. » Ces revenus tendent même à baisser. A cela s’ajoute une prévoyance professionnelle fragile, confirmée par l’étude « La sécurité sociale des acteurs culturels en Suisse », publiée par la Confédération.

Le Dialogue culturel national (DCN) a lui aussi empoigné le sujet en 2021, en formant un groupe de travail autour de la rémunération des artistes. Son rapport insiste sur la responsabilité des collectivités publiques quant à la mise en place de conditions favorables à une rétribution qui respecte les standards émis par les différentes branches.

Meilleure visibilité des barèmes

Car les grilles tarifaires existent. Robin Adet, conseiller à la direction au Service de la culture de la Ville de Genève, en a dressé un panorama général dans l’étude « Statuts, rémunérations et prévoyance des artistes à Genève » (2022), de même qu’Action Intermittence. Le problème ne réside donc pas dans l’existence de barèmes, mais bien dans leur méconnaissance. Deux des trois recommandations formulées par le Dialogue culturel national vont d’ailleurs dans ce sens : favoriser une meilleure visibilité des tarifs existants, et sensibiliser l’ensemble des acteur·ices culturel·les et les collectivités publiques à l’application de ces barèmes.    

Par ailleurs, les enjeux liés à la rémunération ne peuvent être appréhendés sans prendre en compte la question du statut des artistes. Comme le souligne l’étude de l’ORC, ils·elles occupent une variété de statuts professionnels : 40% des répondant·es sont salarié∙es, 21% indépendant∙es, 21% combinent les deux statuts 4,8% sont en formation, 3,5% ont un statut indéfini et 10,2% se sont inscrit·es dans la catégorie « autres », qui révèle des combinaisons (salariat/chômage, études/salariat, retraite/salariat, salariat/entrepreneuriat, ainsi que le cumul de plusieurs emplois).

Pour améliorer les conditions salariales des artistes, plusieurs pistes se dessinent. Robin Adet en a esquissé quelques-unes dans son état des lieux général.

La première serait de stimuler le salariat. Cette piste implique que les entreprises culturelles salarient systématiquement les artistes plutôt que de les rémunérer au cachet. Les travailleur·euses bénéficieraient ainsi des charges sociales. Mais cette solution comporte certaines limites : les entreprises auraient une charge administrative plus lourde, et les artistes ayant des contrats multiples, avec des salaires faibles, n’auraient pas forcément accès aux prestations sociales.

Une autre option serait d’ouvrir l’accès à des « chèques-emploi » pour les travailleur·euses de la culture, sur le principe du « chèque-service ». Selon ce modèle, une structure se charge du travail administratif et offre des conseils sur le droit du travail et les assurances sociales.

Dans la même veine, une autre piste consiste à favoriser les structures intermédiaires, soit les sociétés de portage salarial, les services de facilitation et les bureaux de production.

Modèle du portage salarial

Le modèle du portage salarial revient souvent dans les discussions autour de la rémunération des artistes. Selon l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS), ce modèle est parfois utilisé pour « annoncer comme salariées auprès des assurances sociales des personnes qui sont en réalité indépendantes » via une entreprise de portage. Or, cette pratique peut s’avérer non conforme au droit suisse. Les personnes qui y recourent pourraient donc se voir refuser la qualité de salarié·e – et donc l’accès à certaines prestations -, même si elles ont versé des cotisations.

A noter que l’OFAS distingue cette pratique du payrolling. Dans ce cas, une entreprise X mandate une entreprise Y pour engager formellement un·e travailleur·euse et de la mettre à sa disposition. L’entreprise X dirige le travail, tandis que l’entreprise Y assume les obligations d’employeur. Cette relation constitue une location de services, soumise à la loi fédérale sur le service de l’emploi et la location de services (LSE).

Yaniv Benhamou, professeur associé de droit du numérique, de l’information et des médias à la Faculté de droit à l’UNIGE, revient largement sur ces questions dans son « Étude sur le statut et la rémunération des artistes et acteurs culturels : analyse juridique et pistes de solutions, dont le portage salarial » (2022). Le spécialiste distingue deux formes de portage salarial : une forme contractuelle, qui repose sur un accord privé sans autorisation, et une forme LSE, soumise à une autorisation au sens de la loi. Cette dernière offre ainsi une sécurité juridique renforcée. « Pour ces raisons, conclut-il, nous recommandons de privilégier le portage salarial LSE au portage salarial contractuel qui nous semble trop risqué. »

En parallèle, une autre piste à explorer consisterait à modifier le statut d’indépendant·e. Robin Adet suggère deux axes : faciliter l’accès à ce statut – car les critères sont souvent stricts – et donner accès au chômage. Les indépendant·es peuvent en effet recourir aux assurances chômage de manière privée, mais celles-ci sont onéreuses.  

La rétribution des artistes est l’un des enjeux majeurs des politiques culturelles dans les années à venir. Dans son Message culture 2025-2028, la Confédération en a d’ailleurs fait l’un de ses chevaux de bataille : l’un des six axes présentés exhorte à « garantir une rémunération équitable des acteurs culturels professionnels et améliorer les conditions de l’exercice de la profession et l’égalité des chances. »

Deux initiatives concrètes : Meriweza et Inarema

Meriweza : coopérative de location de service

A Genève, la coopérative Meriweza a été créée en 2023 par un collectif d’actreur·ices culturel·les de la musique, des arts vivants et des arts visuels, dans le but de simplifier les procédures d’embauche, d’assurer une rémunération correcte et de sensibiliser l’ensemble du milieu aux bonnes pratiques en vigueur. Dotée d’une licence LSE (pour la location de services), Meriweza permet aux artistes de percevoir leurs revenus dans un régime salarié, assurant une couverture sociale complète. Pour les entreprises, la coopérative facilite l’embauche simple de collaborateur·ices, quel que soit leur statut. Explications de sa directrice, Marine Magnin.

Sur quels constats se fonde la création de Meriweza ?

La création de Meriweza repose sur deux constats. Le premier est la précarité des artistes, le second les difficultés administratives rencontrées par les structures culturelles pour engager des artistes. Notre projet était dans les tuyaux depuis longtemps, mais la mise en lumière de ces problématiques lors de la crise du Covid et les moyens à disposition à cette période ont permis de le concrétiser, notamment grâce à des fonds de transformation. Deux projets similaires se sont réunis – l’un porté par l’association VAS, active dans les musiques actuelles, l’autre par l’association Dreams come true, dans les arts vivants – pour créer la coopérative.

Quelles sont ses missions ?

Meriweza a deux objectifs principaux. D’une part, faciliter les processus d’embauche des artistes afin qu’il-elles puissent obtenir une rémunération salariée conforme à la nature de leur travail, avec les couvertures sociales adéquates. D’autre part, proposer aux employeurs une démarche simplifiée pour l’embauche des artistes et irréprochable en termes de droits.

Concrètement, comment fonctionne la location de service ?

Meriweza emploie les artistes qui fournissent une prestation, puis facture cette prestation au client (un orchestre, une compagnie, un musée, un théâtre, etc.). On va signer un contrat de location de service avec le client et un contrat de travail avec l’artiste. Par exemple, un band leader qui souhaite engager trois musiciens pour un concert peut faire appel à nous. On va s’occuper de la gestion des salaires et on envoyer la facture au band leader. Le coût du service s’élève à 10% de la facture finale, TVA comprise. La location de service est soumise à des autorisations de l’Office cantonal de l’emploi (OCE) et du Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO), notamment pour qu’on puisse exercer nos activités avec des acteur·ices culturel·les internationaux·ales. Notre activité est régie par une CCT, qui garantit aux employé·es de recevoir un salaire minimum.  

Quel est l’objectif du programme Singing in the Rain, conçu spécifiquement pour les artistes émergent·es ?

Ce programme répond à deux constats. Le coût du service proposé par Meriweza grève les revenus des artistes émergent-es, moins élevés en début de carrière. Pour eux-elles, 10% représente une somme importante. En parallèle, nous avons relevé le besoin d’un travail d’accompagnement et de sensibilisation auprès des personnes en début de carrière. Ce projet-pilote d’une année nous permet d’offrir un accompagnement administratif et la gratuité de nos services. On espère pouvoir pérenniser ce dispositif, avec l’idée de l’adapter en fonction des retours des bénéficiaires.   

Quel premier bilan tirez-vous depuis la création de Meriweza ?

Nous avons pu confirmer que le dispositif répondait à un besoin. Au départ, on a fait beaucoup de communication et de démarchage, mais on a été très vite happés par les demandes. Avec le bouche-à-oreille, elles ont même été exponentielles. D’après les retours qu’on a reçus, le service est particulièrement positif pour les personnes qui bénéficient du chômage : cela simplifie leurs démarches administratives car elles n’ont qu’une structure qui leur envoie leurs fiches de salaire et un seul certificat de salaire, mais toujours la même multiplicité de clients qui font appel à elles.

Inarema, pour une rémunération plus équitable

Dans le canton de Genève, le dispositif pilote Inarema, a été mis en place l’an dernier pour promouvoir une rémunération plus équitable des artistes dans le champ des arts visuels et des musiques actuelles – deux domaines particulièrement précaires en termes de revenus. Cette mesure offre un soutien financier via des structures culturelles à but non lucratif. Porté par une association, ce projet repose sur trois constats : des rétributions insuffisantes, une difficulté à respecter les grilles tarifaires faute de moyens suffisants, et le manque de ressources dans les structures pour assurer une gestion administrative qui réponde au droit du travail et aux lois relatives aux assurances sociales. Le point avec Annie Serrati, coordinatrice du dispositif.

Sur quels constats se fonde la création d’Inarema ?

Les artistes sont rarement rémunéré·es à la hauteur du temps de travail réellement effectué. Ce constat est particulièrement marqué dans les musiques actuelles et les arts visuels, deux domaines perçus comme des pratiques qui s’enferrent dans une économie marchande. Dans les arts visuels, on part du principe que les artistes ont une galerie qui vend leurs œuvres. Dans les musiques actuelles, on considère que les groupes tournent, que les musicien·nes sont bien payé·es pour donner des concerts, vendent des disques et perçoivent des droits d’auteur. Il y aurait donc un système, un cercle soit-disant vertueux d’un point de vue de la valeur marchande. Dans cette optique, ces artistes n’auraient donc pas besoin de soutien financier des pouvoirs publics. Or, dans la réalité, et seule une minorité des artistes s’inscrivent dans une économie de marché. La plupart d’entre elles et eux vivent de revenus très faibles. La crise du Covid a mis en lumière cette précarité et a révélé que de nombreux artistes ne disposaient même pas d’un statut clair, soit salarié·e ou indépendant·e. L’étude menée par la société Interface a confirmé ces constats et a enquêté sur des modèles étrangers existants, comme le Fonds Mondrian aux Pays-Bas, qui promeuvent une rémunération équitable dans les arts visuels. Nous nous sommes appuyé·es sur cette étude pour imaginer un dispositif pilote dans le canton de Genève.

Quelles sont ses missions ?

L’objectif d’Inarema est de valoriser le temps de travail artistique et administratif, souvent invisibilisé et non rémunéré, en instaurant des pratiques basées sur des barèmes établis par les faîtières professionnelles, comme Visarte et la Fédération genevoise des musiques de création (FGMC). L’idée est d’informer les structures culturelles de l’existence de recommandations de rémunération sur lesquelles se baser pour établir la valeur d’un travail. Mais le problème réside aussi dans le fait que les structures organisatrices n’ont pas suffisamment de moyens financiers pour pouvoir rémunérer les artistes. Au cours de la première année, nous avons donc cartographié les structures organisatrices sous différents angles : leur connaissance des barèmes, l’applicabilité de ces barèmes et leur modèle d’activité. En ce sens, Inarema est un dispositif expérimental : on met en place un système par paliers, basé sur la compréhension de la rémunération et son applicabilité.

Quels types de soutien ce dispositif propose-t-il ?

Au cours de la première année, le dispositif a soutenu la rémunération des artistes via les structures organisatrices, c’est-à-dire les salles de concerts, les festivals, les espaces d’art indépendants, les résidences d’art, ou des plateformes en ligne qui font un programme curatorial d’œuvres sonores, par exemple. Inarema a participé à hauteur de 50% de la rémunération proposée initialement par les structures de programmation, en regard aux barèmes des faîtières. Puis, à la lumière de cette première expérience, nous avons un peu modifié la mesure dans le domaine des musiques actuelles : désormais, Inarema finance principalement des postes administratifs (à hauteur de 20 %) au sein de structures productrices. L’idée étant que la consolidation de l’administration permet indirectement une meilleure rémunération des artistes. Ce constat, à savoir l’importance de la charge administrative, a été confirmé par deux enquêtes publiées dernièrement : l’étude « Parcours des artistes en Suisse romande », de l’Observatoire romand de la culture (ORC) et l’« Étude sur les structures de production actives dans le domaine des musiques de création à Genève », mandatée par la FGMC.  

Par quels biais le dispositif Inarema est-il financé ?

L’association a reçu une enveloppe combinée de 580’000 francs du Canton pour les années 2023 et 2024, ce qui lui a permis de fonctionner pleinement sur une année. Pour 2025, elle dispose d’un budget de 300 000 francs, réparti entre les frais de fonctionnement (environ un tiers) et les aides financières (deux tiers), attribuées équitablement entre les deux domaines artistiques. Nous espérons pouvoir pérenniser ce financement pour poursuivre la mise en œuvre de ce dispositif. 

Quel premier bilan tirez-vous ?

Le dispositif est récent, mais il est conçu comme un laboratoire évolutif, soutenu par un groupe de travail réunissant les faîtières et les pouvoirs publics. On constate un impact sur l’amélioration des conditions de travail plus d’un point de vue structurel, car on fait du conseil tout au long de l’année auprès de structures qui ne sont pas forcément éligibles au dispositif. Concrètement, on établit une analyse de leur activité, on regarde leur budget, leur dossier de présentation, leurs processus. A partir de là, on les accompagne pour les aider à clarifier et à alléger certains éléments dans leur fonctionnement. Dans tous les cas, Inarema a permis une prise de conscience sur la nécessité de mieux rémunérer les artistes et d’alléger leur charge administrative.

La location de services

Définition 
La location de services implique qu’un employeur cède les services d’un travailleur à une entreprise locataire en confiant à celle-ci une partie du pouvoir de direction sur le travailleur. Il s’agit le plus souvent de travail intérimaire ou temporaire.

Un exemple 
Un théâtre organise un festival jeune public sur un week-end. Il engage des artistes et technicien·nes via une entreprise de location de services. Les professionnel·les sont employés par cette entreprise, mais travaillent sous la direction du théâtre. L’entreprise de location de services assume les obligations sociales et administratives liées à l’emploi des artistes et technicien·nes.

Tous les détails sur les conditions et coûts : Lien ici.

Les barèmes existants

Arts de la scène

Arts visuels

Visarte Suisse : https://visarte.ch/fr/prestations-de-service/honoraires-des-artistes/ et https://travaildesartistes.ch/#/

Audiovisuel

Livre et littérature

Musiques actuelles

Vous avez d’autres barèmes à nous signaler ? Ecrivez-nous à l’adresse info@observatoire-culture.ch.