
Artistes-parents : comment concilier carrière et famille ?
L’étude ORC « Parcours des artistes en Suisse romande » a mis en lumière les enjeux liés à la parentalité. Focus sur les enquêtes menées dans trois domaines artistiques.
Concilier carrière artistique et parentalité s’apparente à un véritable parcours de combattant. Horaires irréguliers, coûts de garde élevés, absence de solutions de garde sur les lieux de travail : ces facteurs représentent un obstacle de taille pour les artistes romand·es qui ont des enfants. La preuve en chiffres : 83% d’entre elles·eux éprouvent des difficultés à gérer leur activité professionnelle et leur rôle de parent, selon les résultats de l’étude ORC « Parcours des artistes en Suisse romande : ressources et étapes clés », publiée en 2024. Le témoignage d’une artiste visuelle éclaire cette situation : « Avec la famille, je n’ai pas eu le temps de faire du réseautage, une galerie m’a contactée mais je n’avais rien à montrer, je n’avais pas eu le temps de constituer un répertoire. »

La question de la conciliation entre vie artistique et vie familiale est longtemps restée taboue, tant dans le monde de l’art que dans celui du soutien institutionnel. Plusieurs associations professionnelles ont empoigné le sujet : une série d’initiatives récentes ont permis de lister les obstacles, de définir les besoins et de dessiner des pistes d’amélioration possibles. Focus sur les enquêtes menées dans trois domaines artistiques : les arts de la scène, les musiques actuelles et les arts visuels.
Arts de la scène
Danser dans le corps d’une mère. Monter sur scène en soirée lorsqu’on est père. Le milieu de la danse contemporaine s’est montré pionnier dans les réflexions sur les enjeux de la parentalité. L’Association vaudoise de danse contemporaine (AVDC) et les Rencontres professionnelles de danses Genève (RP-danses), associées à Action Danse Fribourg, ont cartographié les embûches rencontrées par les artistes-parents. Et celles-ci sont nombreuses. Un poster les décline en cinq chapitres : « Tabou et manque d’information », « Invisibilisation et isolement », « Inégalité de genre », « Manque de moyens, précarité » et « Complexité organisationnelle ». Ces éléments ont été mis en lumière par un sondage diffusé en 2023, auquel 108 professionnel·les ont répondu (90% s’identifiant comme des femmes, 10% comme des hommes). Dans la foulée, trois temps de rencontres thématiques ont permis d’esquisser des pistes d’améliorations, que ce soit à l’échelle individuelle ou structurelle.
Fruit de ces échanges, le poster propose une série de recommandations, certaines facilement applicables, d’autre nécessitant l’implication de structures culturelles et/ou des collectivités publiques. En voici quelques-unes, pêle-mêle : « Sensibiliser à la thématique parentalité/carrière en danse au sein des écoles », « penser des temps de représentation publiques pendant les heures de bureau », « publier les chiffres de répartition des subventions en termes d’équité de genre », « inclure dans les budgets des moyens financiers pour la garde d’enfants » ou encore « harmoniser le système des allocations familiales pour les artistes travaillant dans plusieurs cantons ».
Musiques actuelles
Dans la foulée de l’enquête entamée par le milieu de la danse, les musiques actuelles ont à leur tour mis en lumière les enjeux liés à la parentalité. En 2024, la Fédération genevoise des musiques de création (FGMC) a lancé un sondage en ligne et mené plusieurs entretiens avec des artistes parents. Cette récolte de témoignages a donné lieu à une expo de photos au format mondial, portraits de musicien·nes posant avec leur(s) enfant(s), accrochés aux murs de la Comédie de Genève dans le cadre du festival Les Créatives. Une table ronde a accompagné l’accrochage, afin de prolonger les discussions.

L’élan ne s’arrête pas là : la FGMC prévoit de publier un fanzine et plusieurs capsules vidéo. L’objectif ? Rendre visible le vécu des musiciens·nes et documenter le rapport à la parentalité sous différents formats.
Dans le milieu des musiques actuelles, les principaux enjeux de la parentalité concernent la gestion du temps et la précarité financière. « La question du temps est liée à la problématique de la visibilité : dans le milieu, le réseautage se fait en soirée, à l’issue des concerts, un moment souvent incompatible avec les obligations familiales », souligne Céline Frey, vice-présidente de la FGMC. Elle cite un témoignage recueilli : « Faire des concerts, c’est la partie facile. C’est tout le reste qui est difficile ».
« Certain·es ont dû interrompre leur activité et prendre un autre travail pour assumer la charge familiale »
Comme dans les autres disciplines, la précarité financière constitue un obstacle majeur. Avant de fonder une famille, les artistes parviennent souvent à vivre avec de tout petits salaires. L’arrivée d’un enfant change la donne. « Certain·es ont dû interrompre leur activité et prendre un autre travail pour assumer la charge familiale », observe Céline Frey. D’autres ont renoncé à devenir parents en raison de ces freins. « Ça montre que ce milieu priorise encore les personnes sans enfants, considérées comme plus disponibles. C’est à cet endroit qu’on aimerait pouvoir agir. »
La FGMC sensibilise ainsi les pouvoirs publics à la problématique des parents musicien·nes. Les réponses au sondage a mis en lumière un point : « Plusieurs répondant·s aimeraient voir émerger des soutiens sur plusieurs années pour ne pas avoir à quitter la création pendant cette période de la parentalité ».
Sous un angle plus positif, beaucoup d’artistes ont décrit l’expérience de la parentalité comme un moteur pour la création et plus largement pour leur travail de créateur·ices. « Ça peut être perçu comme une force, car gérer une famille, cela crée des chargés de projet exceptionnels. Et ça donne une énergie assez positive », se réjouit Céline Frey.
Arts visuels
Dans le domaine des arts visuels, les résidences relèvent souvent du casse-tête pour les artistes-parents. L’association Visarte Suisse a levé un coin de voile de cette problématique en lançant une première enquête en 2018 auprès de ses membres, suivie d’une étude approfondie menée entre 2019 et 2022 auprès des institutions d’encouragement, publiée en 2023.
Ces études mettent en lumière plusieurs obstacles majeurs dans ce champ artistique : pressions financières, logement inadéquat lors des résidences, manque de solutions de garde, obligations scolaires incompatibles avec les séjours, ou encore perte d’opportunités liées à la discrimination implicite envers les parents artistes. Ainsi, des artistes renoncent à soumettre leurs candidatures, par crainte d’un rejet ou du coût logistique qu’un séjour familial impliquerait. Par ailleurs, les critères d’évaluation artistique favorisant un rythme de production élevé, ils excluent de facto les personnes qui ralentissent leur activité professionnelle pour raisons familiales. Selon l’étude menée auprès des membres de Visarte, les familles monoparentales ou avec enfants en âge scolaire sont particulièrement désavantagées.
Du côté des institutions, l’étude de 2023 révèle que seules 7 % d’entre elles proposent des formats explicitement favorables aux familles. Un tiers se disent intéressées, mais restent freinées par des limites financières ou organisationnelles. Nombre d’institutions peinent aussi à concevoir que parentalité et création puissent coexister : les enfants sont perçus comme un obstacle à la productivité ou à la qualité artistique, et les demandes familiales sont souvent considérées comme des questions d’ordre privé. De plus, la majorité des résidences ne permettent ni l’accueil de conjoint·es, ni l’aménagement d’un séjour compatible avec les obligations scolaires ou les besoins de garde.
Face à ces constats, Visarte Suisse appelle à une refonte des politiques publiques d’encouragement. Parmi ses recommandations, elle suggère de reconnaître pleinement la parentalité comme un facteur à intégrer dans l’élaboration des dispositifs de soutien. Les institutions sont également invitées à adapter leurs formats, par exemple en offrant un appui financier adapté aux réalités des familles. Le développement de solutions alternatives, comme la modularité des séjours, l’ouverture à des candidatures en duo ou le soutien à la garde d’enfants, constitue une autre piste.
A l’instar des constats dressés dans les différentes disciplines, l’étude ORC « Parcours des artistes en Suisse romande » a mis en lumière les défis représentés par la parentalité dans les carrières des créateur·ices de Suisse romande. Au cours des entretiens, plusieurs artistes interrogé·es ont abordé leur rôle de parent dans les chapitres consacrés aux « défis et obstacles ». Le questionnaire a également mis cette thématique en exergue, appuyant les préoccupations formulées par les associations professionnelles.